Pierre Vermeren,
historien français, spécialiste du Maghreb
Q : Votre ouvrage Le Maroc de Mohammed VI. La transition inachevée vient d’être réédité en France. Comment expliquez-vous son succès ?
R : Il y a beaucoup d’interrogations en France parce que la presse donne un compte-rendu de l’actualité marocaine très aseptisé. La censure du journal Le Monde n’a fait qu’accentuer la demande. Pourtant, le Maroc est un pays qui marche très bien dans l’actualité éditoriale en France, à la fois par intérêt, par amitié et aussi par volonté de comprendre ce qui se passe. Les Français ne sont pas que des touristes potentiels. Une partie de la population française essaye de mesurer la réalité des changements en cours au Maroc.
Q : Compte tenu des changements qui se sont opérés au Maroc depuis la parution de votre livre, auriez-vous envie d’y ajouter quelque chose ?
R : Je rajouterais un chapitre sur la manière dont la presse européenne a traité les dix ans de règne. Les journaux français ont traité de cette question avec beaucoup de désinvolture. La période estivale est très difficile pour faire des bilans. Le suivi d’actualité est très pauvre en France, il est propice au scandale et à la conjoncture. La France a un regard anormal sur les pays d’Afrique du Nord. C’est dommage, parce que les Français ont droit à plus d’information. Par exemple, le PAM (Parti Authenticité et Modernité) est totalement inconnu en France.
Q : Justement, que pensez-vous de ce phénomène ?
R : C’est une tentative de ressouder tous les partis politiques d’obédience royaliste qui ont été créés par l’administration depuis les années 60. On rassemble tous les héritiers de ces tendances, en construisant un attrape-tout idéologique. Reste la nécessité de déterminer une ou des oppositions. Il y a le choix entre une opposition très conservatrice liée au religieux et au nationalisme, et une opposition éventuelle de gauche. Je ne sais pas si le PAM a choisi son adversaire ou bien s’il préfère deux oppositions.
Q : Le PAM est-il une menace pour la démocratie ?
R : L’histoire le dira. On revient à une configuration très classique où il y a un grand parti qui est un parti de fidélité totale à l’appareil d’Etat et au roi, avec une opposition plus distancée. De ce point de vue, il y a incontestablement une clarification, et l’interrogation porte davantage sur l’opposition qui va se structurer.
Q : Quelles sont les conditions de renaissance de l’USFP ?
R : C’est certainement le passage à une nouvelle génération. Pour le moment, l’UFSP est dirigée par la génération de l’indépendance. La nouvelle génération doit être émancipée de l’histoire du nationalisme marocain pour être en prise avec les débats du monde contemporain liés à la mondialisation.
Q : Quel regard portez-vous sur les partis à tendance islamiste ?
R : La vraie question porte surtout sur l’absentéisme des Marocains aux élections. La scène politique actuelle montre que les islamistes ne représentent pas grand-chose. Si cette masse de la population décide un jour de voter, il y aura forcément une remise en cause des équilibres apparents. Or, on ne sait pas ce que pense la population qui ne vote pas. Peut-être qu’elle est plus éloignée qu’on ne le croit des préoccupations islamistes. Il est très difficile de le savoir, dans une société où il n’y a pas de sondage. On fait donc de la politique fiction. Mais il existe bien une force islamiste militante d’obédience confrérique, comme dans le cas du Cheikh Yassine.
Q : Est-ce que Al Adl Oual Ihassane constitue un danger pour la scène politique ?
R : On peut le penser. Mais peut être qu’ils se situent en dehors du champ politique. S’ils pensent que la religion a la primauté absolue sur le politique, cela change en partie la donne. Ils n’ont pas d’existence légale, mais leurs objectifs relèvent peut-être plus de l’utopie ou de la foi…
Q : Et comment définiriez-vous le PJD (Parti Justice et Développement) ?
R : Ce parti a un certain nombre de propositions sur la société. Il fait partie intégrante du paysage politique, mais c’est probablement un parti qui est divisé : certains cadres veulent intégrer le champ politique pour faire carrière, et d’autres veulent rester purs. Si l’on compare le PJD à l’USFP, on voit que pendant des décennies, ce dernier est resté pur, puis qu’il a finalement intégré le jeu politique, et que cette intégration lui a coûté cher. Mais le Palais semble aujourd’hui dénier toute représentativité au PJD.
Q : Est-ce qu’il y a une régression de la liberté de la presse au Maroc ?
R : Il est évident qu’il y a des contradictions à l’intérieur de la scène politique marocaine qui produisent des tensions fortes à l’intérieur du pouvoir. Au Maroc, la presse ne possède qu’une partie du pouvoir qu’elle pourrait escompter. Le conflit se situe ici : accepte-t-on un partage de l’information ou veut-on revenir au monopole d’État ? Chaque pouvoir essaye de garder sa prééminence, d’où la confrontation en cours.
Q : Mais un journal a déjà fermé boutique et plusieurs autres pourraient lui emboîter le pas. Pendant que de nouveaux journaux voient le jour…
R : On a une centaine de journaux contrôlés par des groupes économiques qui portent un regard peu critique sur la société et encore moins sur l’État. Les journaux indépendants jouent un rôle politique, de sorte qu’un journal ne peut pas être remplacé par un autre journal. Avec quelques centaines de journaux, il y a une illusion de pluralisme.
Q : Peut-on donc parler de véritable transition démocratique ?
R : Il y a des aspirations à la transition d’une partie de la société. La question concerne moins la nécessité de la transition que ses implications. Est-ce que la transition doit conduire à un partage du pouvoir, ou à une nouvelle répartition des rôles ? Il y a des tensions fortes qui existent entre tous les pouvoirs, dont la presse qui est aussi un pouvoir. Pour le moment la transition a débouché sur un contrôle de l’information plus ouvert, mais si ce contrôle devait se re-monopoliser il y aurait une réelle régression dans la transition.
Q : Peut-on parler d’élite intellectuelle au Maroc ?
R : Dans mon domaine, c’est-à-dire l’histoire, il y a une élite intellectuelle. Le problème, c’est la relève. La génération qui monte est une génération mal considérée dans la société, qui n’a pas les moyens matériels de faire des études approfondies, de lire ce qui se passe à l’étranger, même dans le monde arabe. Il y a une élite intellectuelle, mais dans cinq ou dix ans, pourra-t-on en dire autant avec la relève des générations ?
Q : Et l’élite politique ?
R : La vie politique au Maroc ne s’est pas totalement émancipée du modèle confrérique, du modèle de la Zaouya. Le modèle du marabout (devenu chef de parti) interdit une vie démocratique et partisane normale. La permanence extrêmement longue des mêmes leaders aux postes de direction démontre que cette élite n’est pas sélectionnée selon des critères politiques ou intellectuels normaux, mais selon des critères inhabituels. Et c’est un élément de fragilisation de la vie politique.
Q : Globalement comment se situe le Maroc démocratiquement parlant par rapport à ses voisins maghrébins ?
R : En Tunisie, il n’y a pas d’espoir à ce stade. En Algérie, il a beaucoup de désespérance sur la nature du pouvoir et sur la structure des inégalités. Au Maroc, il y a un peu plus d’ouverture et d’espoir, mais avec des variations liées à la conjoncture. Le Maroc bénéficie d’une très bonne image en Europe et de la sollicitude de nombreux pays. Cette image positive aide le pays, mais ne peut pas tout résoudre.
Propos recueillis par Hicham Bennani
Le Journal Hebdomadaire, novembre 2009
BIO Pierre Vermeren
1966 : naissance à Verdun
1985 : découverte du Maroc
1996 : nommé professeur au Lycée Descartes de Rabat
2001 : récompensé par le prix Le Monde de la recherche universitaire.
2009 : publie Le Maroc de Mohammed VI. La transition inachevée.
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